Située à
mi-chemin entre Bab El Oued et Bab El Kantara, prenant naissance à hauteur de
la célèbre Medersa de Constantine et du mythique café Nedjma pour sinuer
parallèlement à Triq Jdida (rue Ben M’hidi), la rue Rabaïne Cherif (les 40
vertueux) semble inviter à la méditation.
Le visiteur, lorsqu’il y pénètre, laisse en effet derrière lui le
vacarme ambiant de l’artère commerçante Triq Jdida pour accéder à cette venelle
chargée d’histoire, symbole du savoir et véritable rempart contre la
dépersonnalisation.
Anciennement appelée rue Alexis-Lambert, aujourd’hui baptisée du
nom du leader du réformisme l’imam Abdelhamid Benbadis, mais solidement
"accrochée" à son appellation de Rabaïne Cherif, elle fut de tous les
temps un carrefour culturel et politique de l’élite de la ville du Vieux Rocher
et du pays.
La rue abrita le bureau de cheikh Abdelhamid Benbadis, l’imprimerie
où fut éditée les revues El Chihab et El Bassair et dans laquelle l’on ne se
lassait pas de débattre de l’actualité en Algérie et dans le monde. Elle fut
également le lieu de rencontre privilégié des musiciens, des comédiens et des
artistes.
Toujours aussi paisible, presque silencieuse, cette rue pavée, avec
ses maisons alignées de part et d’autre qui ont su garder, en dépit du temps,
leur charme et leur spécificité, interpelle tout visiteur. La présence
hiératique et immuable de la librairie, avec son cachet ancien, réconforte les
nostalgiques, témoins des grands moments de la gloire d’une rue particulière.
Plus loin, le bain maure, baptisé au nom de la Médersa, avec sa
faïence antique, constitue à lui seul une page d’histoire, aux côtés de la
mosquée Rabaïne Cherif, toujours imposante avec son accès boisé et immaculé.
Entre chaque pâté de maisons et d’anciens locaux, aujourd’hui transformés en
boutiques commerçantes, les escaliers en pierre relient toujours la rue aux
voies du dessus dont celle menant au quartier Sidi Djeliss.
Rabaïne Cherif ou les jeunes héros qui refusèrent la soumission
Si dans la cité des ponts, la rue Rabaïne Cherif revêt un cachet
particulier, à savoir celui d’un lieu foisonnant d’activités, l’origine de
l’appellation reste toujours imprécise. En l’absence de spécialistes en
toponymie, plusieurs versions circulent : le nom du lieu tire tantôt son sens
de l’histoire du pays ou encore de la mémoire populaire.
Néanmoins, d’aucuns s’accordent à dire que le rue porte ce nom
depuis plusieurs siècles car, sur une carte géographique de la vieille ville,
éditée à la fin du 19ème siècle, "Rabaïne Cherif" apparaît sous
l’appellation qu’on lui a toujours connue.
D’après des universitaires et des historiens, ce quartier de la
vieille ville a acquis ses lettres de noblesse après l’installation d’une
quarantaine de familles, désignées comme étant "Ahl al-Baït" (proches
du prophète Mohamed (QSSSL). Ces familles, affirme-t-on, proviennent de la
dynastie des Almohades, venue de Maghreb Al Aqsa (Maroc) pour fuir les
différends qui opposaient les Almohades aux Almoravides.
Des historiens soutiennent que le terme "Cherif"
(vertueux, noble, saint), apparu dans le Maghreb après les Foutouhate
musulmanes, désigne les descendants d’Ali Ibn Abi Taleb. Dans la mémoire
populaire, l’appellation "Rabaïne Cherif" est intimement liée à la
résistance des constantinois lors de l’invasion française de 1837. La légende
raconte que cette année-là, des jeunes gens de cette rue de la vieille ville,
qui ont jadis fréquenté les écoles des mosquées édifiées par Salah-Bey,
organisèrent un véritable mouvement de résistance contre l’envahisseur et
combattirent farouchement les troupes françaises.
L’on soutien également qu’après la chute de Constantine, un nombre
important de ces jeunes a été décapité. Depuis lors, ce quartier de la vieille
ville aurait reçu le nom de Rabaïne Cherif en hommage aux héros qui ont refusé
la soumission.
Rempart contre la dépersonnalisation
Si les murs de Rabaïne Cherif pouvaient parler, ils diraient que
les différents espaces de cette rue furent un authentique rempart contre la
dépersonnalisation et la division du peuple algérien. S’ils pouvaient parler,
ils relateraient qu’au café Benyamina de Rabaïne Cherif (bien plus ancien que
le café Nedjma), dans les locaux des associations culturelles et sportives,
dans les imprimeries, dans le bureau de cheikh Benbadis, un combat
"latent" contre la "perte de mémoire" fut mené par tous
ceux qui fréquentaient la rue. Ici, le cheikh planifiait le grand projet d’une
société réformée dans ses fondements religieux et culturels.
D’ici, Benbadis lança son projet d’enseignement et son action
pédagogique ciblant la jeunesse, les garçons et les filles. Depuis la rue
Rabaïne Cherif, le fin stratège que l’imam réformiste encouragea, organisa et
parraina l’éclosion de nombreuses troupes théâtrales, formations sportives,
associations musicales. D’ici aussi, Benbadis planifia l’organisation de masse
des jeunes dans le mouvement scout.
A quelques encablures du bureau du cheikh, au café Benyamina qui
n’est plus aujourd’hui qu’un vieux souvenir, l’élite de la cité et des villes
limitrophes, les Médérsiens, tout comme les autres étudiants, tinrent des
débats politiques et littéraires, firent et défirent le monde, suivirent la
montée du réformisme de Mohammed Abdou, débattirent de la situation du pays.
C’est sans doute dans la rue Rabaïne Cherif que le nationalisme, à Constantine,
fut crée, formé et nourri.
Un peu plus loin, la petite imprimerie de Benbadis et de ses
disciples contribua à affermir, sur les colonnes d’El Chihab, la personnalité
arabo-musulmane des Algériens vivant dans la ville du Vieux-Rocher, en
diffusant les idées réformistes du Cheikh.
De l’autre côté, l’imprimerie de Smaïl Mami appuya les efforts des
uns et des autres avec une autre tribune médiatique en langue arabe, En-Nadjah.
Ici ou là, des troupes théâtrales, des formations sportives et des associations
musicales chantèrent l’Algérie, respirèrent la patrie et vénérèrent son
histoire.
Aujourd’hui, en arpentant la rue Rabaïne Cherif, l’on s’attendrait
presque à croiser cheikh Benbadis, serein comme on l’a toujours décrit, se
dirigeant vers son bureau pour plancher sur son projet de la renaissance de la
nation. L’on croirait aussi entendre le brouhaha des jeunes et toutes ces voix
s’élevant pour appeler à changer la situation d’un peuple meurtri, spolié et
que l’on voulut asservir, mais en vain.
(APS)
Par Moza
Deghiche
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