Des scènes de torture sur des Algériens complètement nus dans la
ferme Améziane
Avec la villa Susini à Alger, la ferme Améziane à Constantine est
considérée comme l’un des plus importants et des plus inhumains centres de
tortures aménagés par l’administration coloniale durant la guerre de libération
nationale. La ferme Améziane, propriété de l’un des deux bachaghas de
Constantine, en l’occurrence le bachagha Améziane, a été en transformée en
Centre de renseignement et d’action (CRA) vers la fin de l’année 1957. Ce
centre dispose de plusieurs unités spécialisées chargées notamment de réprimer
toute action soutenant la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Ces
unités dépendent essentiellement de trois grands ensembles répressifs : il
s’agit, par ordre d’importance, du 27e bataillon d’infanterie (unité
opérationnelle du secteur), des Sections administratives urbaines (SAU), des
Sections administratives spécialisées (SAS) et des Services civils à travers
ses différentes composantes, PRG, PJ, Sûreté urbaine et CAS. Ce centre de
renseignement et d’action dispose également d’un commando formé pour lutter contre
l’organisation politico-administrative du Front de libération nationale
(OPA/FLN). C’est le sinistre commandant Rodier qui est responsable de ce centre
de torture. Ce dernier a centralisé toutes les actions au niveau de cette
ferme. Tous les suspects arrêtés au niveau de Constantine sont conduits d’une
manière systématique au domaine Améziane. Cela permet aux différents services
de renseignement d’avoir des interrogatoires communs. Ce centre a été utilisé
pour former les officiers de l’armée française à pratiquer la torture sur les
suspects arrêtés lors des rafles ou sur dénonciation. Les suspects, une fois
sur place, sont répartis en deux groupes distincts : ceux qui devaient être
interrogés sur place et ceux qui devaient attendre dans des cellules aménagées
pour la circonstance. Les principaux assistants du commandant Rodier, les
tortionnaires de la ferme Améziane, sont notamment les capitaines Massin et
Pesh Muller, l’inspecteur Berger ainsi que certains ralliés zélés chargés
d’exécuter la basse besogne.
Torture quasi industrielle
Dans un document publié pour la première fois dans Vérité Liberté
n° 9 de mai 1961, le fonctionnement de la torture dans cette ferme est
clairement expliqué. D’après Pierre Vidal-Naquet, ce rapport sur la ferme
Améziane n’est pas un document émanant d’un service officiel. « Il a été rédigé
par un groupe de jeunes appelés en service à Constantine. Ces jeunes appelés
ont eu accès à une documentation officielle et les chiffres qu’ils donnent,
notamment, sont d’une authenticité absolue ». Quelle que soit la source de ce
document authentifié, son contenu reste éloquent. Il traduit toute
l’organisation sinistre mise en place par les services spéciaux à Constantine
pour pratiquer la torture à grande échelle : « À la ferme Améziane, centre de
renseignement et d’action (CRA) de Constantine, elle se pratique à l’échelle
quasi industrielle (...) C’est à la ferme Améziane que sont conduits tous les
suspects pris par les unités de l’Est algérien. L’arrestation des « suspects »
se fait par rafles, sur renseignements, dénonciation, pour de simples contrôles
d’identité. Un séjour s’effectue dans les conditions suivantes : à leur arrivée
à la « ferme », ils sont séparés en deux groupes distincts : ceux qui doivent
être interrogés immédiatement et ceux qui « attendront », à tous on fait
visiter les lieux et notamment les salles de torture « en activité » :
électricité (gégène), supplice de l’eau, cellules, pendaisons, etc. Ceux qui
doivent attendre sont ensuite parqués et entassés dans les anciennes écuries
aménagées où il ne leur sera donné aucune nourriture pendant deux à huit jours,
et quelquefois plus encore. »
Dans le même article, un fait surprenant est révélé. La torture se
pratique en suivant un guide dument rédigé par les services de renseignement :
« Les interrogatoires, conduits conformément aux prescriptions du guide
provisoire de l’Officier de renseignement (OR), chapitre IV, sont menés
systématiquement de la manière suivante : dans un premier temps, l’OR pose ses
questions sous la forme « traditionnelle » en les accompagnant de coups de
poing et de pied : l’agent provocateur, ou l’indicateur, est souvent utilisé au
préalable pour des accusations précises et... préfabriquées. Ce genre
d’interrogatoire peut être renouvelé. On passe ensuite à la torture proprement
dite, à savoir : la pendaison (...), le supplice de l’eau (...), l’électricité
(électrodes fixées aux oreilles et aux doigts), brûlures (cigarettes, etc.)
(...) les cas de folies sont fréquents (...) les traces, cicatrices, suites et
conséquences sont durables, certaines même permanentes (troubles nerveux par
exemple) et donc aisément décelable. Plusieurs suspects sont morts chez eux le
lendemain de leur retour de la « ferme ».
Les interrogatoires-supplices sont souvent repris à plusieurs jours
d’intervalle. Entre-temps, les suspects sont emprisonnés sans nourriture dans
des cellules dont certaines ne permettent pas de s’allonger. Précisons qu’il y
a parmi eux de très jeunes adolescents et des vieillards de 75, 80 ans et plus.
À l’issue des interrogatoires et de l’emprisonnement à la ferme, le « suspect »
peut être libéré (c’est souvent le cas des femmes et de ceux qui peuvent payer
(...) ou interné dans un centre dit « d’hébergement » (à Hamma-Plaisance,
notamment) ; ou encore considéré comme « disparu » (lorsqu’il est mort des
suites de l’interrogatoire ou abattu en « corvée de bois » aux environs de la
ville (...)
Les « interrogatoires » sont conduits et exécutés par des
officiers, sous-officiers ou membre des services du CRA (...) Les chiffres –
car il y en a – sont éloquents : la capacité du « centre » entré en activité en
1957, est de 500 à 600 personnes, et il paraît fonctionner à plein rendement en
permanence. Depuis sa constitution il a « contrôlé » (moins de huit jours de prison)
108 175 personnes ; fiché 11 518 Algériens comme militants nationalistes sur le
secteur ; gardé pour des séjours de plus de huit jours 7 363 personnes ;
interné au Hamma 789 suspects. » »
Ce rapport, repris par
Jean-Luc Einaudi, dans son livre La Ferme Améziane, Enquête sur un centre de
torture pendant la guerre d’Algérie, recoupe et confirme les différents
témoignages recueillis par Einaudi à Constantine. Ce rapport, souligne-t-il,
établissait « ce qui me paraissait déjà évident : la ferme et les tortures qui
s’y pratiquaient n’étaient pas des aberrations sanglantes nées de l’esprit de
quelques bourreaux sadiques. Il s’agissait d’une institution fonctionnant sous
le contrôle de la hiérarchie militaire. Les tortures qui y étaient pratiquées
reposaient sur des techniques enseignées, sur une méthode systématique. »
Zéléikha Boukadoum
Parmi les témoignages recueillis par Jean-Luc Einaudi, celui de
Zéléikha Boukadoum reste le plus émouvant. Elle a subi les affres de la torture
à la Ferme Améziane juste après son arrestation le 10 août 1959 à Constantine
lors d’une rafle menée par le commandant Rodier. Zéléikha Boukadoum subira les
sévices les plus inhumains pendant un mois et deux jours. Un jour, raconte
Einaudi reprenant le témoignage de cette brave femme, « en présence du
commandant, elle a la mâchoire fracturée par les coups. Le sang s’écoule de sa
bouche. Le policier El Baz est là. – Viens voir ! disent-ils en l’entrainant
dans la buanderie de la ferme. Là, elle voit un homme nu, très grand, qui hurle,
plongé dans l’eau bouillante de la chaudière. Il est brulé. – Si tu ne parles
pas, tu vas subir le même sort que celui-là ! la menace-t-on. Elle saigne
abondamment. – Emmenez cette chienne ! ordonne le commandant. Je ne veux pas la
voir dans cet état ! On la reconduit dans sa cellule, la cellule F. Le
supplicié qu’elle a vu se trouve dans la cellule G. Dans la nuit, elle l’entend
se plaindre faiblement puis c’est le silence. Vers deux heures du matin, voilà
des pas. Elle a peur. Elle se dit que c’est pour elle. Mais ils s’arrêtent
devant la cellule G et elle entend dire : – C’est fini. Allez vers Chettaba. A
la ferme Améziane, elle perdra toutes ses dents et une infection se déclarera.
Un médecin militaire est appelé. Car, bizarrement, il arrive parfois que les
tortionnaires fassent appel à la médecine. – Il faut l’hospitaliser, conclut le
médecin. Mais elle est remise en cellule et chaque jour un infirmier vient lui
faire une piqûre. Elle est confrontée avec une femme nue qui essaie de se
cacher le corps avec une couverture, qui a une blessure à la face, qui saigne,
dont les cheveux se dressent sur la tête. Ce n’est qu’au bout d’un moment
qu’elle réussit à la reconnaitre. Une fois, elle est emmenée à la douche. Elle
y rencontre deux jeunes filles qui pleurent. Elles ont été violées. Parfois, de
la musique est mise pour couvrir les cris des suppliciés. Mais Zéléikha
Boukadoum les entend malgré tout et elle se bouche les oreilles car ils lui
sont insupportables. Vingt-huit ans plus tard, elle les entendra toujours et
certaines nuits elle verra encore le supplicié dans la chaudière. »
L’enfer vécu par Zéléikha
Boukadoum à la ferme Améziane, a été partagé par plusieurs autres braves femmes
et braves hommes. Pendant plus de 3 ans, la ferme Améziane a fonctionné à plein
régime comme une véritable usine de torture.
Par Boualem
TOUARIGT
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