Halilifa, la jument noire qui sauva la ville
«Un
cri d’admiration, presque de stupeur au fond d’une gorge sombre, sur la
crête d’une montagne baignant dans les derniers reflets rougeâtres d’un
soleil couchant, apparaissait une ville fantastique, quelque chose
comme l’île volante de Gulliver.» Alexandre Dumas
Durant
son histoire, la ville de Constantine avait subi d’innombrables sièges.
L’un d’eux avait marqué la mémoire collective de ses habitants. Ses
péripéties, alimentées par l’imaginaire populaire, en feront une légende
très connue, bien conservée dans le folklore local du Vieux Rocher,
avec des détails frisant le merveilleux poétique.Un
véritable conte des Mille et Une Nuits constantinois vieux de plus de
trois siècles. Dans un récit publié dans l’édition de dimanche matin de
La Dépêche de Constantine du 6 juillet 1952, Alphonse Marion raconte
dans un style attrayant la fabuleuse histoire de cette belle et
courageuse jument noire connue sous le nom de Halilifa. Pour comprendre
la place de cette mythique jument dans l’imaginaire des Constantinois
d’antan et dans la mémoire collective de la ville, Marion rappelle un
fait important qu’on a tendance à oublier.
Dans
l’introduction de son récit, Marion notera ceci : «Dans les armoiries
de la ville de Constantine, au-dessus des merlons de la forteresse, du
chevron berbère et du poisson du Rhumel, figure la silhouette
bondissante d’un cheval noir. C’est le fougueux et infatigable coursier
berbère, illustre non seulement par le grand rôle qu’il joua dans le
folklore régional, mais aussi par sa participation à des événements
militaires de la plus grande importance historique, tant dans
l’antiquité à l’époque du grand roi Massinissa et des guerres d’Hannibal
contre les Romains que sous le régime turc (XVII-XVIIIes siècles) où
les guerres furent particulièrement fréquentes en pays constantinois».C’est
dans le cadre historique d’une de ces guerres entre Constantinois et
Tunisiens en l’an 1700 que se situe le conte de la vaillante Halilifa,
dont le thème fondamental est emprunté à des chroniqueurs constantinois
et tunisiens. Selon Alphonse Marion, en l’an 1700, la guerre sévissait
entre Constantinois et Tunisiens. Pour en connaître les causes, il
suffit de lire les écrits des chroniqueurs de l’époque. D’après le
Tunisien Benabdelaziz, il y avait des rivalités entre grandes familles
des deux parties. On évoque que le dey d’Alger, Hassan Chaouch, avait
dédaigné des présents envoyés par le bey de Tunis Mourad.
Les
Constantinois, sous leur bey Ali Khodja, avaient défait les Tunisiens
au cours d’une invasion. Mais les véritables raisons de cette animosité
sont historiques. Mourad Bey, en raison de sa cruauté et de son
caractère violent et sanguinaire, fut surnommé par les Tunisiens Mourad
Bou bala bala, en référence à un large sabre turc. Il voulait venger son
père Ali, tué par son frère avec la complicité de la Régence d’Alger.
Il décidera ainsi de poursuivre les Algériens sur leur sol et prendre
Constantine en représailles de l’attaque de Tunis par la milice d’Alger
en 1694. En avril 1700, le bey de Tunis, Mourad, alors âgé de 20 ans,
décide de prendre Constantine.
Pour
faire face à cette invasion tunisienne, les janissaires turcs et les
cavaliers de la milice constantinoise commandés par l’Agha de la Deira
et le Bach Seiar Benzekri prennent la route d’El Khroub. Le Bach Seiar
était le chef des coursiers et de contingent des cavaliers, dont l’Agha
de la Deïra est le commandant en chef. Dans le récit d’Alphonse Marion,
le choc entre les deux camps a eu lieu à El Melab, une contrée située
entre El Khroub et Sidi Mabrouk. Les Tunisiens, plus nombreux, étaient
armés de 25 canons. Le contingent des Constantinois ne tiendra pas face à
une supériorité de 25 contre un. Toute résistance s’effondra. C’est la
panique, puis la fuite vers la ville où des massacres ont eu lieu devant
les murailles. Constantine sera assiégée. Un siège long et pénible avec
toutes ses horreurs et sa famine.
Un siège long et terrible
Le
Bach Seiar Benzekri vivait dans une maison non loin de La Casbah, avec
ses deux épouses Messaouda et Zeleikha. Si, au début, les provisions ne
manquaient pas, les choses commençaient à se gâter au fil des semaines.
Il y avait surtout un problème d’approvisionnement en eau. Les gens
avaient beaucoup plus soif. Dans une ville assiégée sur un rocher, où
toutes les sources sont contrôlées par les Tunisiens, l’eau des citernes
romaines de La Casbah était réservée pour l’été.Des
hommes descendaient la nuit vers les sources du Rhumel pour ramener
l’eau, loin des regards des soldats de l’armée de Mourad Bey. Les
canonniers de ce dernier commençaient à installer leurs canons sur le
plateau du Mansourah. La ville est sérieusement menacée. Alors que le
siège se prolongeait, Messaouda et Zeleikha s’aperçurent que le maître
de la maison subtilisait les provisions et les emportait hors du
domicile.
Celle
qui bénéficiait de ces largesses n’était autre que sa jument Halilifa.
Désespérant de trouver une issue à cette situation, le bey Ali Khodja
convoque son Maghzen (gouvernement). «Si Allah n’inspire pas à notre
maître le Dey d’Alger Hassan Chaouche de venir nous secourir, nous
devrons nous résigner à la capitulation», annonce le dey Ali Khodja.
Après un long silence, quelqu’un proposa au Bey d’envoyer un messager
pour amener des secours. «Mais qui sera ce messager et où trouverait-il
une monture, alors que tous les chevaux et les ânes ont été abattus, et
comment pourra-t-il passer par les postes de l’ennemi», s’interroge Ali
Khodja.
Benzekri
se leva et dira au bey : «Je suis prêt à me rendre à El Djazaïr grâce à
ma jument Halilifa qui a partagé mes provisions ; je l’ai cachée et
soignée comme ma bien-aimée ; avec la volonté d’Allah, cette jument de
bénédiction va être notre salut à tous.» Selon les indications de
Benzekri, l’on confectionne de longues et solides cordes, ainsi qu’un
filet pour Halilifa et, une nuit sans lune, cavalier et monture se font
descendre dans les gorges du Rhumel près de la grande cascade, seul
endroit laissé sans surveillance vu la hauteur de la falaise jugée
impraticable par les Tunisiens. Ayant dépassé les derniers postes
tunisiens sans donner l’éveil, Benzekri libéra sa monture. L’opération a
réussi.
Arrivée des secours
Au
deuxième jour du départ de Benzekri, Mourad Bey tenta un assaut général
qui fut repoussé avec des pertes sanglantes. Sous les boulets des
canons des Tunisiens, des quartiers entiers ont été détruits à Bab El
Djabia. Le siège durait déjà depuis cinq mois. Les Constantinois
attendaient toujours les secours d’El Djezaïr. Au mois de septembre, la
chaleur devient plus insupportable. L’eau se fit plus rare. Les
épidémies ont décimé des familles entières. Arrivé à El Djezaïr,
Benzekri trouva la ville en révolution. Il dut déployer toute son
énergie pour convaincre le nouveau bey Hadj Mustapha, successeur de
Hassan Chaouche, destitué par les janissaires. La situation à
Constantine était très grave.Les
gens commencent à désespérer. Après une longue attente, l’armée de
secours fut enfin rassemblée et se mit en marche. Au mois d’octobre, le
bey de Constantine Ali Khodja dut envisager la capitulation sans
conditions que des rumeurs annoncèrent l’arrivée de Benzekri. Ce dernier
envoya un messager auquel il indiqua un passage souterrain. Il
parviendra à entrer dans la ville pour annoncer la bonne nouvelle.
L’espoir revint aux assiégés. Le dey d’Alger et son armée avaient déjà
dépassé Sétif. Alphonse Marion note que le choc entre Algérois et
Tunisiens eut lieu le 30 octobre 1700 à Djouama El Eulma. C’est la
déroute des Tunisiens. Sur les remparts de la ville, entre Bab El Djabia
et Bab Djedid,
les Constantinois se pressaient pour accueillir les vainqueurs. Sur sa
jument Halilifa, Benzekri fut reçu en héros. Il retrouvera les siens, et
Constantine connaîtra enfin la paix. L’histoire retiendra qu’après
avoir été chassé de Constantine, Mourad bey de Tunis décide de diriger
une autre expédition et prendre cette ville définitivement. Il enverra
son lieutenant Ibrahim Cherif pour ramener des renforts d’Istanbul. De
retour de sa mission, ce dernier sera chargé par les Ottomans de
l’assassiner. Mourad Bey sera tué le 2 juin 1702 dans son carrosse sur
les bords de l’oued Zarga, près de la frontière algéro-tunisienne par
Ibrahim Cherif qui prend le pouvoir et décime la dynastie mouradite.
Arslan Selmane
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